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Chez maminette

Publié le par danslesyeuxdetanh

Elle se tenait accoudée à la balustrade noire qui laissait des trainées sur les mains quand on s'y frottait trop longtemps. Elle entendait encore papy dire "ne vous y frottez surtout pas". Elle avait si souvent haussé les épaules à cette phrase qu'elle sourit à sa simple évocation : quel pouvait être l'usage d'un garde fou si on ne pouvait pas s'aider de la rampe pour monter toutes ces satanées marches?

Le regard dans le vague elle regardait droit devant elle. Le cèdre immense, les taillis emmêlés, et puis de l'autre côté, les champs dont elle n'avait jamais rien su.

Si elle n'avait pas arrêtée quinze ans auparavant, cela aurait été le moment parfait pour s'en allumer une. Elle ferma les yeux et laissa la fumée virtuelle la remplir comme elle le faisait autrefois. Retenir l'expiration et la fumée prenait toute la place, la remplissait de légèreté. Comblait le vide. Expirer et le nuage l'enveloppait d'une halo qu'elle avait longtemps cru bienveillant.

Elle fit volte face et la regarda. Pour tout le monde dorénavant la maison blanche était silencieuse mais pour elle il en était autrement. Elle résonnait encore de ses souvenirs. Le premier qui arriva lui fit cligner des yeux. Elle entendait les rires autour de la grande table, elle revit les tenues endimanchées des invités et les coiffures tarabiscotées que plus personne ne portait aujourd'hui, les cravates nouées au cou des petits garçons et les immenses serviettes en coton accrochées au col des chemises. L'image a pris des couleurs fanées mais si elle tendait la main elle pourrait presque les toucher : les invités à ses fiançailles. Le deuxième souvenir la fit se cramponner à la rambarde. Il y avait une toute petite fille de quelques jours seulement, lovée dans les bras de sa mère, le soleil brillait haut dans le ciel de ces jours d'été où l'ombre est salutaire. La toute jeune maman portait un sourire géant sur son visage et l'homme à ses côtés les regardaient, elle et sa fille, comme si elles étaient tout l'or du monde. Elle entendait encore dans le creux de son oreille les mots doux que son amoureux lui avait glissés quelques jours avant, quand il avait choisi le prénom de la petite fille "ce sera bien pour elle d'avoir une chanson qui porte son nom". Elle avait souri. Elle se moquait bien du prénom du moment qu'ils étaient ensemble. D'autres bruits lui parvinrent. Le bruit du petit tricycle rouge qui tourne dans la cour et les chamailleries des petits garçons pour savoir qui des deux allait le plus vite. Le ronronnement de la télévision allumée à midi parce que "ce n'est pas facile de manger toute seule, tu sais?" et les mots de sa deuxième mélangés à ceux de sa mère quand elles se racontaient leurs émotions à chevaucher une moto.

Durant de longues semaines elle avait trié, rangé, donné et partagé ses souvenirs. Elle avait mis en carton les vêtements, elle avait passé le chiffon sur les rires des enfants, elle avait balayé le sol de la cuisine effaçant la silhouette de sa mère s'activant pour les gargantuesques repas du dimanche midi. Elle avait redécouvert des trésors qui n'en étaient pas mais qui constituaient sa base de données personnelles : les multiples gadgets de la Française des jeux, les photographies du dandy à la plage qui l'avait élevée, les images sages de la jeune communiante qu'elle avait été.

Jamais elle n'avait versé une seule larme en menant la tâche à bien, malgré tous les souvenirs empaquetés, malgré toute la fatigue accumulée, elle n'allait pas commencer maintenant à quelques minutes de l'arrivée des nouveaux propriétaires des lieux! Elle préféra entrer dans la maison. Ce devait être le soleil d'automne qui faisait briller ses yeux. Quelques fauteuils restaient encore en place. Larges et enveloppants ils accueillaient la famille le soir au coin du feu pour regarder les émissions en vogue. Le générique des Dossiers de l'Ecran vint heurter son front, et puis celui de Dallas, elle entendit la voix de Patrick Sabatier et celle de Michel Druker. Dans l'air flottait encore l'odeur des Valda et des Vichy que sa mère gardait précieusement dans des boites en fer. De l'air, il lui fallait de l'air. Elle tenta de rejoindre la véranda, chaque nouveau pas l'enfonçait plus profondément dans la moquette râpée du salon et tout lui revenait. Inlassablement.

Son téléphone portable sonna. Elle avait presque oublié qu'elle en possédait un. "Ça va? C'est pas trop difficile ?" entendit elle à l'autre bout du téléphone qu'elle écoutait toujours sur haut parleur. Mélangés à ces mots il y avait ceux d'enfants se disputant un verre de soda, une musique à la mode et les pas pressés d'une course poursuite. L'espace d'un instant la maison silencieuse avait repris vie. Les sons se répercutaient sur les murs de la cuisine et tatouaient leur joie aux carreaux de faïence. La vie trépidant de interlocutrice envahissait les lieux pour quelques secondes. Elle se força à répondre d'une fausse voix enjouée. "Oui, très bien, ne t'inquiète pas". Puis en raccrochant elle s'affaissa sur le vieux fauteuil qui trainait encore là. Elle n'avait plus d'âge, elle avait tous les âges. Elle avait 16 ans et puis 42, elle avait 20 ans et puis 66. Ses larmes commencèrent à couler et avec elle le souvenir de ses jeunes années.

Au dehors, en bordure de la grille noire, des portières claquèrent et des pas timides résonnèrent sur le dallage de pierre. Ils venaient d'arriver. Il était temps, elle cacha sa tristesse derrière un grand sourire, arrangea d'une main malhabile ses cheveux un peu trop longs à son goût et dit d'une voix qu'elle voulait la plus assurée possible :

"Montez et faites attention à la peinture de la rambarde, elle tâche les doigts".

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S
difficile que de se séparer de ces lieux emplis d amour, de souvenirs, d odeurs....mais l amour reste aussi fort, les souvenirs aussi, et l odeur reste intacte. <br /> Je n ai récupéré de ma maminette qu une vieille machine à coudre qui a cette odeur de mon enfance. Et même si je ne suis pas grande couturière dès que je la sors elle m emplit d émotion et de beaux souvenirs....<br /> Tes écrits sont magnifiques et très émouvants.<br /> Bises jolie Pétula
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C
merci pour ces instants de vie, qui restent gravés en nous comme des instant d'éternité
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C
Encore une fois tu me fais pleurer, je préfère quand tu me fais rire, bonne journée à vous deux, biz
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C
J'adore ces tranches de vie, c'est toujours tellement beau quand tu nous les racontes.<br /> Merci. <br /> Bises et bonne journée.
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K
les souvenirs transmis de génération en génération nous font avancer ... nous bouleversent .. Magnifique témoignage rempli d'amour ...
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